Lettre à ma mère.

Maman,

 

C’est vraiment étrange de t’appeler ainsi. Ca fait au moins 20 ans que j’utilise habituellement un surnom… pourtant, je suis bien ta fille. Notre ressemblance physique est troublante, même si j’ai hérité de la grandeur de papa. Tu as retrouvé une photo de toi me prenant dans tes bras, et quand je la regarde j’ai l’impression de me voir avec ma fille. D’ailleurs, je l’ai eue sensiblement au même âge que tu avais quand je suis arrivée dans ta vie.

 

Notre histoire a assez mal commencé. Tu me l’as suffisamment répété. Quand la sage-femme m’a posé sur ton ventre, tu as pensé « je vais en chier avec elle ». Tu m’as entendu hurler avant même que je sois sortie de toi. Cette anecdote, je l’ai entendue des dizaines de fois. Il faut croire que j’étais déjà en colère.

Si par « en chier » tu entends ne pas répondre à tes souhaits, tu as en effet été visionnaire. Si par « en chier » tu entends me libérer de cette terrible loyauté familiale qu’on se transmet de femmes en femmes depuis des générations, tu as eu parfaitement raison. Si par « en chier » tu entends ne plus chercher ton approbation à tout prix, c’était vrai. Je salue tes talents de divination.

 

Je ne dirais pas que tu ne m’aimes pas ; tu m’aimes comme tu peux. Avec ton propre système de valeurs, tes propres traumatismes hérités d’une mère complètement folle, elle-même élevée par une mère qui ne voulait pas d’elle. La question de l’aliénation mentale m’a longtemps obnubilée, tant notre lignée a été ravagée. C’est pour cela que je n’ai jamais voulu toucher à la chimie de mon cerveau, ni par les drogues, ni par les antidépresseurs, et que j’essaie tant bien que mal de prendre soin de ma santé mentale.

 

Lorsque tu étais en colère contre ma sœur et moi, tu hurlais que tu allais partir, que tu allais nous laisser. Cette peur de me retrouver seule, puisqu’à l’époque tu étais séparée de mon père que je ne voyais que très peu, cette peur de perdre la seule personne qui comptait pour moi me terrorisait. Tu étais mon univers maman. J’ai mis bien longtemps pour comprendre que la peur n’était pas de l’amour. Qu’on ne peut pas aimer quelqu’un dont on a peur. J’ai mis bien longtemps pour arrêter de survivre.

 

Tu penses sincèrement que les difficultés que j’ai pu avoir, les terribles angoisses auxquelles j’ai été confrontées lorsque j’étais petite, c’était dans le seul et unique but de te pourrir l’existence. Que je faisais ça pour t’emmerder. Parce qu’au fond, il n’y avait que toi, il n’y avait pas de place pour nous. Je n’ai pas eu l’espace nécessaire, la confiance nécessaire, l'écoute nécessaire, pour pouvoir m’épanouir pleinement. J’étais une sorte de danger qu’il fallait maîtriser à tout prix. Mes élans te blessaient autant qu’ils t’angoissaient. La panique que je te dépasse un jour était évidente. Et j’ai choisi pendant si longtemps de ne pas te faire de mal, en dépit de mon instinct. Parce que nous, tes enfants, étions tout pour toi. Tu n’avais pas de travail, peu d’amis. Te décevoir aurait été une source de souffrance terrible. Alors j'ai accepté de ne pas être "futile", de suivre les choix qui te semblaient justes. Le problème, en creusant un peu, c'est que ces choix n'étaient pas les miens et que la futilité est une notion bien vaste et subjective. Et non maman, pour moi prendre soin de soi avant tout n'est pas futile, bien au contraire. Ca évite d'arriver en bout de course épuisé, vide, sans rien de bon à offrir.

 

Lorsque j'avais quatre ans et que je me promenais avec toi, un photographe est sorti de sa boutique pour t'interpeller. Il m'avait trouvé tellement jolie et lumineuse qu'il voulait absolument m'offrir un shooting. Je suis restée plusieurs mois en photo dans sa vitrine. C'était une source de joie immense pour moi, je n'étais pas dans l'ego à cette époque-là, c'était une joie pure et enfantine mais j'ai senti combien cela t'avait piqué au vif. Je ne cherche pas plus loin d'où me vient le plaisir à poser pour des photographes talentueux, devenue adulte.

 

Je t'ai laissé longtemps diriger ma vie et j'y ai trouvé mon compte. Ça m'évitait de me positionner, de me poser des questions. Ma vie était toute tracée, c'était confortable quelque part. Mais l'élan de soi, son énergie personnelle, finissent toujours par reprendre le dessus et c'est dévastateur quand ça arrive. Mon indépendance je l'ai gagnée aux forceps, je te l'ai arrachée.


Je ne t’en veux sincèrement pas. Je suis persuadée que tu as fait ce que tu as pu. En devenant mère, j’ai compris combien c’était difficile. Tu m’as appris une certaine forme de rigueur, la capacité à gérer un foyer, tu m’as inculqué des valeurs. Même si j’en ai éliminé un certain nombre, j’en conserve certaines. Tu m’as accompagnée sur le chemin d’une spiritualité nouvelle mais comme toujours, à ton grand désespoir, j’ai eu besoin de construire ma propre voie seule.

 

Aujourd’hui, je sais que tu désapprouves mes choix de vie, ma façon d’élever mes enfants, mon indépendance. Mais c’était vital maman de me détacher de ton regard, c’était vital d’ouvrir mes ailes, tu le sais mieux que personne : j’étais en train de mourir. Je ne m’excuserais plus de ne pas être la fille dont tu rêvais. J’ai fait le choix… de me choisir.

Aujourd’hui, je me débats avec mes traumas issus de mon enfance, avec cette immense faille narcissique qui est là, en moi, telle une plaie béante. Elle ne guérit pas avec le temps maman. Malgré les amants, malgré les réussites, malgré les retours positifs, elle est toujours là. Je reste une impostrice à mes propres yeux. Elle me pousse à me saborder. Elle m’empêche d’avoir des attachements sains parce que je n’ai pas pu nouer un lien serein avec toi. Je reste un animal traqué qui sait décoder les moindres petits changements d’expression chez l’autre, parce que j’ai appris à anticiper tes crises.

J’apprends à composer avec.

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